Chaque mois nous partageons dans nos newsletters un court texte commandé aux auteurs et autrices complices des Tréteaux de France. Nous les invitons à poser leur regard sur le monde aujourd’hui et mettre l’enfance au cœur de leurs récits.
Avril 2025
Karin Serres
à la tribune mondiale, trois fillettes très pâles chuchotent, traduites dans toutes les langues :
noirceur
la nuit est notre sœur
la peur
et le silence
nuit, jour, nuit : toujours sombre
pas crier
pas rire
pas chanter
rien dire
à peine respirer
quand nos mamans meurent
les vivantes nous adoptent
la langue des mains nous sauve
elles signent
une maman la partage
toutes les mamans l’apprennent à leurs enfants
nous, toutes les filles, à nos bébés
cette langue secrète, c’est pour survivre
pour résister, pour apprendre, pour penser
pour nous inventer des héroïnes mutantes et libres
pour nous raconter leurs histoires dans le noir
quand la ville dort, on apprend aussi à crier si aigu…
elles crient en silence, un chien aboie
… qu’on peut voir comme les chauves-souris
percevoir les murs, les portes, les gardes aux yeux fermés
alors on sort - chut
on crie en silence - on perçoit tout
la ville éteinte est à nous
nos voiles c’est des ailes
nuit soeur, nuit sans lune
toutes ensemble, petites mutantes
on libère notre pays
toute l’assemblée se lève pour les applaudir, mains levées, sans un bruit
(Afghanistan, 28 décembre 2024 : interdiction des fenêtres dans les espaces domestiques fréquentés par les femmes, décret publié sur X en arabe, dari et pachtou par Haibatullah Akhundzada, chef taliban)
Mars 2025
Lola Molina
Il se lève une demi-heure avant moi. Râle toujours parce qu’il veut pas déjeuner. Finit par avaler une moitié de yaourt, un reste de pizza d’hier.
Moi je peux traîner un peu, je suis en CP.
Depuis la rentrée il passe du temps à mettre du gel dans ses cheveux. Se regarder. Refaire. Remettre un coup de peigne.
A la maison j’entends parler de guerre, et d’armées et de budget de la défense.
Au collège ils ont proposé à mon frère de faire partie de la classe découverte de la base militaire. Tous ses copains y sont allés. Mes parents ont refusé.
J’ai dit à mon frère : - Ça t’irait pas du tout.
- Quoi ?
- Une arme. L’habit des militaires. Et puis j’vois pas du tout comment tu pourrais te faire beau là-bas.
Une main ébouriffe mes cheveux.
On a des vrais yeux et des vrais corps. Fragiles.
Ne pas se battre, tenir la rampe des escaliers, pas toucher la casserole chaude.
Pas non plus d’éclats d’obus, de fenêtres soufflées, de balles perdues.
J’aime que nos yeux soient faits pour rire, nos jambes pour jouer, nos bras pour étreindre.
Qu’est-ce que c’est que cette école qui fait déjà des alliances avec l’armée ?
Qui sont-ils ceux qui entrelacent leurs classes avec les entraînements ?
Qui négocie déjà nos corps ?
Février 2025
Sarah Blamont
Hope Tigone
Ils sont venus. Leurs machines étaient énormes et broyaient tout sur leur passage. Leurs tanks étaient armés de fourchettes géantes qui éventraient le sol et laissaient la terre ouverte comme une plaie au soleil. On ne les voyait pas. Les hommes étaient devenus des machines, roulantes, volantes, tuantes, toutes.
- Eh, salut. Où est ce que tu vas ?
- Je vais enterrer mon frère.
- Ah. Bon. Ah. Hum. J’imagine que t’as pas le temps pour un foot ?
- T’as une balle ?
- Non. Pause. Attends, de quelle genre de balle tu parles ?
- Comment ça de quelle genre de balle ?
- Rien. Laisse tomber. Il est où ton frère ?
- Il est là- bas. Quelque part. Il faut que j’aille le chercher et que je l’enterre. Il le faut. Pour que les oiseaux et les chiens ne le mangent pas.
- Et ta mère elle est où ?
- Morte.
- Et ton père il est où ?
- Mort. Ils lui ont crevé les yeux. Pour plus qu’il voit. Mais pour voir quoi ?
- Ouah. Sale histoire, hein.
- C’est pas une histoire. C’est comme ça depuis toujours. Il paraît que ça recommencera plus tard. Il paraît qu’on n’apprend pas.
- Alors pourquoi tu veux l’enterrer quand même ?
- Parce qu’il le faut. Parce que c’est ce qui est bien. Ce qui est juste, non ?
- Et si c’est dangereux ?
- Même si c’est dangereux.
- Et si c’est interdit ?
- Surtout si c’est interdit. Et toi ? Tu fais quoi ?
Plus tard, nous reconstruirons.
Nous bâtirons des maisons, des rues, des cours de récréations.
Plus tard les arbres pousseront à nouveau et les oiseaux y reviendront chanter.
Nous sentirons encore la caresse de la lumière.
Il le faut.
Janvier 2025
Magali Mougel
Il y a des matins
tu sais
je me lève et vraiment j’ai peur.
Peur.
Tellement peur.
Je ne le dis pas.
PARCE QU’IL FAUT BIEN /
IL FAUT BIEN COHABITER, hein ?
Cohabiter
avec ce que de moins glorieux en nous il y a, hein ?
Alors, il a des matins où j’ai froid et j’ai peur et je voudrais seulement me recoucher
retourner dans mon lit et me mettre fort contre toi, maman.
Pour revenir
revenir à ce moment avant les cellules qui se rencontrent et me fabriquent
revenir à avant que le monde ne soit monde comme ça
et bifurquer.
Mais ce n’est pas possible, hein.
Certains matins, je me mets en colère et je jette le pain et la tasse de lait par terre
et je pleure d’impuissance devant la radio qui préfère retenir les frasques des tarés américains qui tuent la planète et réduisent à néant mes rêves d’avenir.
Et toi, maman, tu me regardes comme si c’était moi qui venais de commettre l’irréparable.
Rêver de détruire tout ce qui détruit n’est peut-être pas une solution, hein ?
Il faudrait trouver une phrase suffisamment forte pour mettre sous les yeux de ceux qui décident l’inconfort et l’intranquillité qui me traverse.
Une phrase comme un incendie pour me consoler.
Mais ce matin je ne sais pas comment on va y arriver, tu sais.
Décembre 2024
Kouam Tawa
Plaie vive
Où trouver le sommeil quand
la nuit crie et pleure sans cesse ?
Faites-vous semblant de dormir
vous de la maison
pour m’amener à m’endormir
comme vous avez feint
d’achever vos tâches
pour que je finisse mes devoirs ?
Ne vous a-t-il pas été pénible
qu’après la terrible nouvelle
la télé poursuive
son programme
et diffuse
comme souvent
des séries amusantes
et des chansons dansantes ?
N’avez-vous pas trouvé déplacé
que des gens appellent
pour parler
qui de la pluie
et du beau temps
qui de sa promotion
et de la superbe fête à faire ?
Est-ce que les pleurs des parents
des lycéennes enlevées
et leurs supplications
pour que les ravisseurs
ne leur fassent aucun mal
résonnent en vous
comme en moi ?
Cela ne vous heurte-t-il pas
qu’au salon l’horloge
poursuive son tic-tac
comme avant
et que dehors
voitures et avions filent
comme si rien ne s’était passé ?
Si vous de la maison
simulez le sommeil
pour me pousser à m’assoupir
sachez que fermer les yeux
m’est devenu insupportable
depuis que je me dis
que les jeunes filles
dont les photos
crevaient l’écran
crient sans doute
pleurent sans doute
sans personne pour les secourir.
Novembre 2024
Xavier-Laurent Petit
Disparitions
Avec maman, on allait si souvent à la bibliothèque qu’on en connaissait les moindres recoins. Il nous a pourtant fallu des mois avant de réaliser que quelque chose clochait.
Les livres disparaissaient.
Et pas seulement les livres. Les mots aussi. Inutile, par exemple, de chercher vérité, voter ou imaginer dans un dictionnaire. Leurs définitions étaient raturées à grands coups de marqueurs noirs.
– Ordre du Président ! nous a dit le bibliothécaire.
Chaque semaine, il recevait la liste des mots à supprimer et l’inventaire des titres à retirer des rayonnages.
– Les mots peuvent être si dangereux, a-t-il ajouté dans un soupir.
En quelques mois, la bibliothèque s’est vidée. Plus d’histoires d’amour, ni de romans étrangers ou de documentaires scientifiques. Mêmes les albums pour enfants y sont passés. Il n’est plus resté qu’un seul livre autorisé : Les Mémoires de notre Président qui s’alignaient désormais sur les rayonnages par centaines d’exemplaires.
Rien que pour nous.
Xavier-Laurent Petit
Au point de départ, la vague de censure des livres qu'imposent depuis quelques mois les ultra-conservateurs dans plusieurs états des Etats-Unis.
Octobre 2024
Anne Corté
" On est des stars, maintenant.
- Ça peut faire du tort.
- C'est bien c'est public comme ça tout le monde sait.
- C'est choquant. C'est des déglingués, je suis choqué.
- C'est vous la honte.
- J'ai vu l'avocate elle chante.
- Il est pas d'ici c'est un parisien.
- Y'en a un de Laroque mon cousin il le connait.
- Même Bédarrides.
- Carpentras plusieurs.
- Mon père il fait du vélo avec le frère de celui c'est le jour de la naissance de sa fille.
- On est où là ?
- Je pense elle va déménager.
- Il dit qu'il pensait c'était un jeu.
- Au sandwich elles en parlent quand on arrive elles disent bonjour mon chéri.
- Il y avait des américains exprès.
- J'ai vu les camions devant la maison et devant le château pour le
marquis Sade.
- Ma tante a parlé aux caméras, elle est pas passée à la télé.
- Maintenant c'est la justice.
- Après on en parlera plus.
- Est ce qu'il vont tous dormir en prison ?
- Est ce qu'il vont tous dormir ?
- Il y en a que deux du village.
- Ce sera plus pareil Mazan ".
Septembre 2024
Simon Grangeat
Aujourd’hui, c’est peut-être ma dernière rentrée.
Ce n’est pas parce que je préfère les vacances, les bandes de copains et de copines, les grasses matinées ou les nuits à la belle étoile, non.
J’aime bien tout ça, c’est vrai, mais apprendre, je ne déteste pas non plus.
Pas au point de déserter, en tout cas.
Pas au point de dire adieu aux profs.
Adieu aux cours.
Adieu aux leçons d’anglais, d’Histoire, de math, de sciences, de français...
Si aujourd’hui, je me dis que c’est peut-être ma dernière rentrée, c’est que je me demande à quoi ça sert, tout ça...
À quoi ça sert de suivre des cours de Sciences de la Vie et de la Terre quand le monde entier laisse mourir les espèces les unes après les autres ?
À quoi ça sert d’apprendre une langue étrangère quand on ne sait même plus parler à son voisin ?
À quoi ça sert d’apprendre les équations à trois inconnues quand nos dirigeants ne comprennent même pas ce que ça signifie, l’égalité ?
À quoi ça sert d’apprendre l’Histoire quand tout le monde semble avoir oublié le vingtième siècle et s’apprête à nous faire revivre les mêmes combats – contre la barbarie et ses cauchemars ?
À quoi ça sert vraiment, l’école ?
Aujourd’hui, c’est la rentrée, mais je ne vais pas m’intéresser aux profs.
Je ne vais pas m’intéresser aux cours.
Je ne vais pas m’intéresser aux leçons d’anglais, d’Histoire, de math, de sciences, de français...
Je vais essayer de découvrir pourquoi on nous fait apprendre tout ça, de génération en génération, et pourquoi ça ne change rien au monde dans lequel on vit.
Si je trouve une réponse, je continue.
Sinon, je prends la tangente – direction la vraie vie.
Juillet 2024
Clea Petrolesi
C’est Nino qui m’a dit ça hier : « Tu connais pas la règle Mbappé ? C’est facile. Le N se transforme en M quand il est devant un M, un B ou un P. Pour t’en souvenir, tu penses à MBaPpé ! C’est ses trois consonnes à lui, tu vois. La maîtresse a même dit que la règle Mbappé, c’était une exception française, tu vois, une exception ! »
Ouais, je vois. Sauf que MBappé l’autre soir, au match de l’Europe, il s’est cassé le nez. Ça m’a mis la rage, parce que l’équipe de France sans MBappé, baaah, c’est plus vraiment l’équipe de France. Franchement, je suis dégouté. Même l’entraineur l’a dit au micro du mec de la télé : « La France avec Kylian sera toujours plus forte. Mais si les nouvelles ne vont pas dans ce sens-là, on se battra sans lui. »
Sans l’exception française ? ! Il est fou l’entraineur !
« Tu sais, y a pas que Kylian qui s’est cassé le nez, on s’est tous cassé le nez au match de l’Europe » m’a dit ma mère en pleurant.
Franchement, je pensais pas qu’elle aimait le foot à ce point.
Elle veut quand même que je révise ma grammaire en attendant, en mode inquiète pour moi.
Donc je reprends, la haine se transforme en aime quand elle est devant Mbappé.
C’est bien ça ?
Juin 2024
Gaëtan Gauvain
Je crois que je m’en remettrai pas
Je suis allé au marché
Je veux dire que tous les samedis, je vais au marché
J’aime bien me faufiler entre les caddies des vieux et puis j’aime bien les gens qui parlent fort
Et surtout j’aime les odeurs. Celles du poissonnier et celles du vendeur d’épice. Celles du fleuriste et du rôtisseur
J’aime bien que ça se mélange
Et ça devient plus qu’une odeur
Y aller, c’est tout un processus. On se lève tôt, on a peur qu’il y ait trop de monde, c’est la pression qui monte pour trouver une place et puis finalement il y a trop de monde. Alors ma mère râle à cause de tous ces problèmes. Et puis après ça va mieux
Quand on sort du marché
Il y a toujours le militant RN qui tend un tract
Mais ma mère le prend jamais
C’est de la solidarité pour le voisin, qui vient du Portugal
Et pour la maîtresse qui est iranienne
Et pour mon copain Abdul
Mais hier
Mon papy
Il l’a pris
Je me suis demandé si c’était réel
Je me suis demandé comment c’était possible que les idées de mon papy et celles de ma mère, elles se mélangent pas
Je crois que je m’en remettrai pas
Si on aime quelqu’un qui a des idées pas bonnes
Est-ce qu’on est mauvais
Soi-même ?
Mai 2024
Yann Verburg
MARSHMALLOW COMING OUT
Une terrasse de café, place de la Mairie. Entre deux averses, le soleil fait son apparition. Les parterres de fleurs scintillent comme des lumières de noël. À une table, toujours comme un noël au printemps, des chocolats chauds à la guimauve... SOFIA (6 ans) engloutit sa guimauve avec gourmandise et engage la conversation avec SON ONCLE, tout en désignant d’un coup de nez l’ami de son oncle, assis près de lui...
— Et vous êtes devenus amis comment ?
— On s’est rencontrés sur une application.
— Il y a longtemps ?
— 11 ans.
Elle cherche un morceau de guimauve dans le fond de sa tasse.
— Et comme ça, vous vous êtes vus, et vous vous êtes dits que vous étiez bien ensemble, et alors vous êtes restés ensemble.
— Oui.
— Et vous avez des petites copines tous les deux ?
— Non, on est en couple tous les deux.
— Vous êtes en couple ?
— Oui. Des garçons peuvent être en couple avec des garçons et des filles avec des filles.
— (sourire) Vous êtes mariés ?
— Pas encore.
— Pourquoi vous vous embrassez pas alors ?
— Parce que ce n’est pas toujours bien vu de s’embrasser en public.
— Pourquoi ?
— Il y a des gens qui n’acceptent pas toutes formes d’amour.
— (révélation) Ah, je comprends maintenant pourquoi les gens sont gênés quand ça s’embrasse à la télé... (réflexion) Maman et papa s’embrassent pas non plus en public... (conclusion) Mais vous pouvez vous embrasser.
— (sourire)
Devant la Mairie, un passage piétons arc-en-ciel...
« Suite à la recrudescence de violents guet-apens homophobes, tendus depuis les sites de rencontres — un tous les trois jours, ces dernières années en France — la mairie de Montreuil lance une campagne de communication pour informer et inciter les victimes, qui dans 80% des cas n’osent pas le faire : à déposer plainte. Le 17 mai aura lieu la journée internationale de lutte contre les LGBT-phobies. »
Avril 2024
Sylvain Levey
« Y’a mieux à faire c’est évident » dit l’enfant.
« Y’a tellement de choses à voir. Le monde est tellement grand. Y’a à catcher le monde et le hasard. Y’a mieux à faire que d’écouter la haine qui sort comme de la morve par les trous de nez. Y’a à planter des arbres et faire pousser des radis ».
« Y’a vraiment mieux à faire » insiste l’enfant.
« Y’a à lire tous les livres de la bibliothèque municipale. Y’a à apprendre la trompette et le banjo. Y’a qu’à faire une grande parade, une fanfare pour la joie. Y’a mieux à faire que d’avoir peur de l’autre. Y’a mieux à faire que de mettre des clôtures autour de sa maison ».
« Y’a mieux à faire que d’espérer le pire » répète encore et encore l’enfant.
« Y’a à démolir les murs, les visibles et invisibles qui font qu’il y aura toujours deux clans. Y’a tellement plus chouette. Y’a les western spaghettis, les sauts de l’ange dans la piscine et le spectacle qui vit. Y’a le spectacle dans la rue si tu veux vraiment le voir. Y’a les doigts plein d’encre. Y’a le soleil qui brille pour celui ou celle qui se fout des nuages ».
« Y’a mieux à faire c’est évident » crie l’enfant du haut de la colline.
L’enfant est face au vent et les voix des enfants parviennent difficilement aux grands de ce monde qui ont les oreilles toutes petites mais l’enfant est malin et courageux et se dit qu’il a encore une chance, il sort de sa poche un papier et hurle au monde le poème qu’il a écrit.
Mars 2024
Gwendoline Soublin
Ce matin je me pschiit
Trois petits pschiit de sent-bon
À l'école, hier, un grand m'a reniflé
Tu pues, il a dit, ton père il pue
Toute ta famille elle pue, c'est l'infection
Ils ont tous rigolé
J'ai demandé à Gabriela de me sniffer
Tu pues un peu
J'ai bien vu dans ses yeux que je puais beaucoup
Ce matin je me savonne à gogo sous la douche
Je planque le parfum de maman dans mon cartable
Pendant la récré, discrétos, je me re-pschiit aux toilettes
Les grands rigolent
Oulalah, mais tu sens la femmelette, toi !
T'es transexuel ou quoi ?
Oh le pédé !
Me touche pas, obsédé !
Quand je rentre de l'école j'ai mal au ventre
Dehors le ciel n'a aucune limite
Maman m'appelle
Gabin, viens vite !
Je viens
Et dans la télé je le vois
Juché sur son tracteur puant
Entouré de ses collègues puants
Il parle haut et clair aux journalistes
Il déroule une banderole
Stoppe les voitures sur l'autoroute
Et on l'applaudit
Et le foin vole
Ça me mouille les yeux
Le lendemain à l'école je ne me pschiit pas
Non
Je suis puant
Super puant
Archi puant
J'empuantis l'univers
et je suis fier
de puer la bouse et la vache et le lisier et le soleil et
l'odeur de mon père.
Février 2024
Marjorie Fabre
Semaine olympique à l’école de la Dernière Chance. La compet’, les records, les podiums, les médailles, d’accord. Mais alors aussi – avec les copains, c’était notre idée – une course de la lose. Pas de chrono, pas de style, tu cours tu gagnes. Une course pour la sprinteuse qui aura tout donné et finira dernière, pour le nageur au bas du podium à quelques centièmes près, à ces espoirs fous, ces élans magnifiques, à ces noms à peine prononcés tout de suite oubliés.
CROWN – Les coureuses et les coureurs entrent sur la piste. Ambiance survoltée dans le stade, la foule acclame ses champions, ses championnes !
Elle, au micro, c’est Crown. Faut toujours qu’elle en fasse trop. Mais c’est vrai qu’on prenait ça au sérieux. Quand on s’est aligné pour le départ avec Box, Blue, Later et Doggie, crois-moi, on faisait pas les malins. Cette course était la nôtre.
Un gars plus grand que les autres s’est planté au milieu de la piste avec son drapeau en l’air et son sifflet. À côté de moi, Box serrait fort son dossard contre lui, les épingles dans son dos ne voulaient pas tenir. Blue, elle, pour une fois, regardait droit devant, un regard qui perçait l’horizon.
CROWN – À vos marques. Prêtes ? Prêts ?
Comme jamais.
Au fait, moi c’est Noa mais tout le monde m’appelle Fail.
Sifflet.
Janvier 2024
Catherine Verlaguet
LE GRAND - Bouge pas. Qu’est-ce que t’as dans les poches ? Qu’est-ce que tu fais ?
LE PETIT - Je plante des noyaux d’olives.
L G - Tu seras mort avant que ça ait poussé - si ça pousse.
L P - C’est pour les enfants du pays de demain.
L G - Y’a plus de pays. T’as regardé autour de toi ? Je vais te dire, moi, ce que tu ne vois pas : l’hôpital qui a sauté, les écoles qui ont fermé, le port avec les bateaux qui faisaient entrer et sortir les marchandises...
L P - Il faut tout réinventer.
L G - Où est-ce que tu les as volés, ces noyaux ?
L P - Je les ai pas volées. J’échange contre des trucs que j’ai.
L G - T’as pas une tête à avoir quoique ce soit.
L P - J’ai des histoires à raconter.
L G - Des histoires ?
L P - Tu veux que je t’en raconte une ?
L G - Ça sert à rien les histoires.
L P - Tout ne sert à rien avec toi.
L G - C’est la guerre.
L P - Leur guerre.
L G - On n’a plus rien à nous. On survit grâce à ce que le reste du monde veut bien nous donner. On est des réfugiés sur notre propre terre. À quoi ça sert, d’imaginer ?
L P - Parce que tout est à réimaginer. Moi j’ai pas envie d’être un réfugié. Moi je suis un citoyen qui pense, qui imagine, qui construit. Tout ce qui existe a d’abord été imaginé.
L G - Et t’imagine quoi, là, avec tes noyaux ?
L P - Une forêt.